Preview : Sanéterre

En juillet 2015, Anthony Silver publiait le roman « Le Cycle sans Fin » en autoédition. Mais l'auteur semble nourrir des projets plus ambitieux pour l'univers qu'il venait de créer, passant notamment par plusieurs jeux et romans. La première étape dont nous vous parlerons ici, La Chute des Anges, est un RPG « préquelle ». Cependant, nul besoin d'avoir digéré le Cycle sans Fin au préalable, l'aventure se déroulant plusieurs siècles dans le passé et le jeu étant pensé pour être autonome tout en encourageant à découvrir le roman, vous ne serez pas perdus en cours de route. Entamez donc cette épopée qui assume son classicisme par des inspirations comme Final Fantasy VI ou Suikoden, en souvenir de ces RPG comme on n'en fait plus assez. Mais avant cela, il peut être nécessaire de se pencher plus en détail ce qui ressort de la démo gratuite, qui couvre les trois premières heures du jeu.

Il y a de cela des siècles, le continent terrestre, Sanéterre, et le continent flottant, Sanéciel, entrèrent en guerre. Alors que le conflit menaçait de faire basculer les deux mondes dans le chaos, le Dieu Dragon apparut afin de mettre un terme à ces barbaries. Devant sa puissance, les deux peuples durent se soumettre et rendre les armes, afin de revenir à de plus saines relations d'indifférence mutuelle.

Vous incarnez Heimdall, humain de Sanéciel, candidat au poste de Paladin, un titre qu'aucun humain n'a jamais porté jusque-là. Il sera accompagné pour cela de ses deux amis d'enfance, le magicien vaniteux Loki, et la guérisseuse Nina, aussi douce que susceptible. L'épreuve mettra notre trio aux prises avec un mystérieux mage vêtu de noir, ainsi qu'aux dures réalités du monde...

Vous l'aurez compris, Sanéterre n'a rien d'un RPG particulièrement ambitieux ou original. Son univers en rappelle beaucoup d'autres, certains auront pensé à Tales of Symphonia, quoiqu'on soit plus proche de Tales of Eternia. Son ordre social tout de bonté et sans menaces internes pourrait presque nous rappeler l'Islande, ce qui serait cohérent avec la mythologie nordique qui donne ses noms (ainsi que leur rôle et background) à nos personnages. Quant à l'intrigue basée sur un jouvenceau voulant être un héros au service d'un monde paisible mais qui constatera dans la douleur que les gentils et les méchants ne sont pas toujours si évidents à repérer, on citera Suikoden ou Final Fantasy IV.

Mais qu'on ne se confonde pas : cet aspect « conventionnel » n'est pas forcément un mauvais point. Tel un steak-frites saignant, c'est un repas qu'on mangera avec joie pourvu qu'il soit correctement préparé et qu'il nous épargne des escapades de style malvenues. En la matière, Sanéterre s'en tire plutôt bien. L'univers n'est pas particulièrement immersif, bridé comme il l’est par le logiciel RPG Maker, mais il est cohérent avec lui-même : on n'ira pas trouver une moto volante au milieu d'un village médiéval, les gardes angéliques portent des lances et non des fusils d'assaut, bref, le jeu sait manifestement à quelle époque il campe. De la même façon, la bonne humeur et l'optimisme dignes d'un ontarien qui planent sur Sanéciel s'explique du fait que le peuple n'a plus connu la guerre, la misère ou les troubles politiques depuis des temps immémoriaux. Du coup, attaquer le jeu là-dessus serait absurde.

Ce qui l'est moins, en revanche, c'est de se dire que ce RPG est pensé pour faire découvrir l'univers de Sanéterre, et donc, par répercussion, inciter à lire le Cycle sans Fin. Or, c'est triste à dire, mais les dialogues du jeu sont d'un ridicule à tomber par terre, rivalisant presque avec Pokémon N/B 2 et ses répliques à en mourir de honte. Si vous voulez savoir à quel point un échange habituel entre les héros et un boss peut être affligeant de niaiserie, Sanéterre peut se targuer d'être votre nouvelle référence. Sans verser dans le mot à mot, voici un extrait :

« Oh, c'est un esprit de feu ! Ils sont très costauds, ce combat sera très difficile.
- Ce sera dur, mais si je suis avec vous, tout est possible !
- Cet esprit nous sous-estime gravement ! Montrons-lui ce dont nous sommes capables ! »

Autant dire que les briscards du genre auront bien du mal à retenir leurs éclats de rire devant ces passages qui devraient vous dynamiser, et cette médiocrité d'écriture dessert considérablement le but premier du jeu : vendre un roman, œuvre pleinement textuelle. D'autres défauts sont encore à constater comme un style d'écriture parfois trop moderne pour une œuvre de fantasy, ponctuant des dialogues déjà discutables de termes comme « archi-puissant », ce qui achève de briser cette cohérence entre l'époque et l'univers précédemment citée. Reste à espérer qu'Antony Silver soit meilleur conteur que dialoguiste, et cela, vous pouvez le constater vous-même. Pourtant, l'univers du jeu étant assez attirant par sa complexité, l'intrigue recelant des twists prometteurs et des pistes qui donnent envie d'être explorées, plus la présentation du jeu laissant voir une évolution sombre et mature, on a envie d'y croire et de poursuivre, une volonté malheureusement grevée par la gêne qu'on éprouve à chaque répartie plus mièvre que la précédente. Au final, la démo met aux prises l'optimisme pour la suite et le dégoût pour le contenu. La conclusion de cet affrontement déterminera si oui ou non, vous achèterez la version complète.

Sanéterre a été développé sur RPG Maker avec la contribution de nombreux codeurs et contributeurs qui permettent de dépasser ce que le logiciel permet de faire à la base. Cependant, Antony Silver n'est ni graphiste, ni musicien, et n'a pas voulu s'improviser en tant que tel ; on lui en sait gré si cela nous épargne un résultat comme Umineko ou Higurashi, des œuvres à la limite du regardable (même si leurs OST sont des joyaux). Du coup, le jeu repose sur des matériaux déjà existants d'autres créateurs, tous cités au générique, plus l’aide d’un dessinateur pour la version finale. Certains sprites et artworks ont fait l’objet de légères retouches comme les cheveux de Loki, mais seul Heimdall est une création directe d’Antony Silver. Ce n'est pas forcément une mauvaise méthode, bon nombre de projets amateurs sont conçus de cette façon. Si la formule marche, alors on voit naître des jeux comme The Witch's House, Corpse Party ou Mogeko Castle ; mais il arrive aussi qu'elle fasse long feu et accouche de titres comme Kirisame ou The Crooked Man (ce sont tous des jeux d'horreur, et j'aurais aimé pouvoir citer également Ib ou Mad Father). Or, dans le cas de Sanéterre, qu'y a-t-il à en retenir ? Eh bien, si le résultat témoigne d'un certain amour du travail bien fait, il lui manque quand même une âme, un cachet bien à lui, une ambiance porteuse, ou quelque chose de vraiment « unique ». Les villages visités en valent bien d'autres, contrairement à un Suikoden qui nous gratifiait d'emblée de ses inspirations chinoises ou le steampunk de Final Fantasy VI, et Sanéciel ne semble pas dégager d'atmosphère spécialement paradisiaque ou angélique, juste paisible et apaisée. Le chara design a un cachet résolument rétro et le monster design a de très belles créations. Le résultat n'est pas sans évoquer cette légère fragrance old-school de Golden Sun, le projet reste et demeure bridé par les limites de RPG Maker et on ne trouvera pas de faute de goût. Cependant, l'univers ne hantera pas nos rêves pour autant. Mais, là encore, restons conscient qu'il ne s'agit que d'une démo et que les autres villages peuvent relever le niveau. Et puis, n'oublions pas que même un RPG légendaire comme Final Fantasy VI peut s'en tenir pour ses villes et villages à la direction artistique la plus uniforme qui soit.

Si les effets sonores ne sont pas toujours parfaits, la partie musicale est digne d'éloges, mais elle souffre d'un énorme défaut. Oui, les musiques sont vraiment enchanteresses, parfaitement raccordées aux lieux et aux moments. Mention spéciale au boss theme, un rock aussi agressif que dynamique qui rompt avec le reste de l’OST, ce qui amplifie leur solennité. Mais ce n'est pas pour oublier le calme olympien des villages de Sanéciel ou le côté éthéré de la ville des Anges. Seulement, le souci, c’est que ces musiques sauraient se faire écouter sans rechigner... si elles n'étaient pas si terriblement courtes. Les pistes dépassent rarement une minute, certaines tombent carrément sous la barre des trente secondes, et dans certaines conditions (par exemple, quand on inspecte les armes à vendre une à une) la répétition devient assez désagréable. Les sessions de jeu n’ont pas intérêt à s’éterniser, au risque de transformer un potentiel bon point en un carcan.

Le gameplay du jeu donne d'abord l'impression d'être aussi classique que tout le reste, mais en pratique, il dépasse de loin cette impression grâce à son excellent système de techniques Spéciales. Si la surface est bien celle d'un RPG japonais comme on en a connu des centaines, sorti d'un système d'équipement plutôt complet et valorisant les « builds » des personnages, les affrontements ne sont pas aussi répétitifs qu'ils auraient pu l'être. Concrètement, les personnages peuvent utiliser des attaques normales, ou des sortilèges consommant des MP, mais ils ont aussi une jauge de PT (points de technique) qui démarre à un niveau aléatoire, puis augmente à mesure que le personnage attaque à l'arme blanche, se met en garde ou encaisse un coup. Le seul inconvénient reste que lancer un sort n'augmente pas les PT, ce dont Loki souffre grandement contre les boss. Une fois que vous avez acquis assez de points, vous pouvez user d'une technique Spéciale. Par exemples, Heimdall utilise Aura qui inflige des dégâts en plus de pouvoir rendre l'ennemi Muet (d'une utilité considérable vu que l'écrasante majorité des ennemis peut utiliser la magie) ou Nina augmente avec Bénédiction les défenses de l'équipe. Comme les PT sont virtuellement illimités, on abuse volontiers de ces aptitudes qui rendent le jeu plus varié qu'une simple succession d'attaque/guérison, même si on en fait vite le tour malgré tout. De quoi augurer d'un système plus varié et tactique sur la durée, à l'instar des Djinns de Golden Sun qui contournaient la limite des PP. Pour autant, la magie garde un rôle à jouer dans les combats, les Faiblesses pouvant donner un solide coup de pouce et les soins étant bien plus rentables par un sortilège que par une potion.

Mais l'expérience de jeu, toujours partant d'une base prometteuse, s'ingénie à s'inventer des défauts qu'elle aurait pu ne pas avoir. Ici, on déplorera une courbe de difficulté en dents de scie, ou une répétition du logarithme népérien, c’est à dire qu’elle progresse à toute allure sur le départ, puis elle s’arrondit jusqu’à atteindre le calme plat ; un syndrome bien connu des fans d'Etrian Odyssey (Strange Journey ou Persona Q sont des références équivoques) ou des jeux Tri-Ace. Chaque incursion dans un nouveau lieu, et par extension, chaque nouvel étage découvert, s'accompagne de monstres aptes à vous décalquer sans coup férir, surtout s'il leur vient à l'idée d'utiliser les sortilèges qui sont extrêmement douloureux à encaisser. Et s'ils ont la chance – votre malchance – d'enchaîner quatre coups à la suite, ce dont même les monstres les plus basiques sont capables, le KO – voire le Game Over – ne passera pas loin. Or, face à cela, votre unique option sera d'aller farmer dans les zones à votre portée afin d'améliorer votre niveau et votre stuff, jusqu'à être capable de survivre, puis de rouler à tombeau ouvert sur ces ennemis qui vous barraient naguère le chemin. La stratégie ne compensera malheureusement pas la puissance, un équilibrage digne des RPG d'anthologie de la (Super) Famicom, tout à fait adéquat au cachet rétro de Sanéterre mais parfois un peu fatigant.

Autant cela rend la progression gratifiante et nous motive à maîtriser très vite ces fameuses techniques Spéciales, autant cela pose des soucis plus complexes au niveau de l’écriture du jeu. Si la série précitée des Etrian Odyssey, relativement récente, ne brille pas par un scénario renversant ou des dialogues soignés, il faut dire qu’aller vers ces jeux pour ce genre de raisons est aussi pertinent que d'entrer dans une pâtisserie pour demander de la bolognaise. Quand on achète un EO, on achète un dungeon-crawler pur et dur (vraiment dur). Quand on voit que le public visé par Sanéterre se compose plutôt de novices du RPG, eu égard à son écriture « jeune public » et son espace tutoriel, optionnel peut-être, mais malgré tout blindé jusqu'à la nausée de notions élémentaires, on s’attend à un jeu plutôt facile d’accès. Or, une fois constatée l’indigence requise pour avoir le niveau de poursuivre, difficile de savoir sur quel pied danser.

Alors qu'on s'attendait à une aventure interactive où l'intrigue dépasse le gameplay, et la création d'un auteur nous présentant l'univers qu'il a conçu avec soin, nous sommes presque en présence d'un « jeu pour le jeu » où la progression est un accomplissement en soi mais dont le scénario, pourtant pas dénué d'attraits, serait pratiquement secondaire tellement les personnages sont archétypaux et peu intéressants. Les deux optiques se contredisent : si le jeu lui-même doit être une récompense, alors il n'est pas nécessaire de s'éterniser en lapalissades, et si l'aventure doit primer, alors ces dialogues pénibles couplés à un niveau de difficulté élevé sont malvenus ; des deux défauts, il aurait fallu choisir le moindre. Les RPG très populaires comme Final Fantasy, Pokémon, Seiken Densetsu, Golden Sun et les Suikoden avaient su mettre en place des gameplay et une courbe de difficulté permettant de progresser normalement sans avoir à farmer à outrance, même si cela s'avérait nécessaire de temps à autre. Ainsi, tous les publics, aguerris ou non au genre, pouvaient s'adonner au jeu et profiter de l'expérience, que ce soit pour le gameplay ou l'intrigue, même si les « hardcore gamers » déplorent précisément le manque de challenge et « d'exclusion » dans une licence pensée depuis l'épisode 4 pour s'adresser au public le plus large possible (cherchez l'erreur, et allez jouer à Lucifer's Call si vous voulez de l’exclusion).

Finalement, une partie de mon âme, celle qui reste sensible aux RPG old-school bien réalisés et aux vieux succès mainstream, m'implore d'être bienveillant envers Sanéterre qui a tout ce qu'il faut pour prétendre au titre de « RPG avec des idées et des défauts mais pas méchant dans le fond », titre qu'il partagera avec tant d'autres jeux que j'ai connus avant comme Soul Hackers ou Shadow Hearts, un jeu dont je n'ai vu qu'une démo et qui serait capable de trouver un public convaincu. Mais force est de constater que l’autre partie de mon âme, celle qui s’est racornie sur des jeux plus obscurs comme les Shin Megami Tensei ou Baroque, s'échine à rabaisser ce jeu qui a adopté une direction qui ne s'accorde pas avec ses intentions, et qui affiche un contenu aux antipodes de mes préférences. Cela dit, il ne s'agit que de l'opinion d'une personne isolée, et pour vous faire la vôtre, vous n'avez rien à perdre (sinon quelques minutes/heures de votre vie) à aller tester vous-mêmes la démo et voir ce qu'il en ressort. Qui sait, peut-être jugerez-vous que les reproches listés dans cet article n'ont pas lieu d'être, ou qu'ils sont encore bien gentillets par rapport à la réalité. Dans tous les cas, vous aurez laissé sa chance au RPG d'Antony Silver, et rien que ça, ce sera déjà un bon geste.

Rédigé par Wolf, le 12 juillet 2016

NDLR : les screenshots proviennent du site officiel du titre

On se la fait cette petite sauterie ?, Fang, Final Fantasy XIII Thèmes
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